On a sonné à la porte. Ma mère a momentanément abandonné l’étendage de sa lessive pour aller ouvrir. Se diffusant au long du couloir, un peu de l’odeur du visiteur m’atteint par la porte ouverte de ma chambre : je reconnais aussitôt l’odeur du facteur titulaire. Je n’aime pas cet homme : il met trop de parfum pour être honnête – et je me demande, jour après jour, quelle mort de l’âme il dissimule ainsi sous les fleurs artificielles. Heureusement, il ne reste jamais plus d’un instant : il doit terminer sa tournée, et refuse chaque fois le verre que ma mère s’obstine à lui offrir. Ma mère est de ces gens qui ne sentent pas : elle croit connaître le monde parce qu’elle le voit, mais son entendement demeure à la surface des choses. Comme le dit justement la voix de la sagesse populaire : « Qui peint la fleur n’en peut peindre l’odeur ».
Le facteur est parti, et les traces de parfum qu’il a laissées se battent avec l’odeur montante de la lessive que ma mère a recommencé d’étendre. Mais le parfum du facteur a beau être impénétrable, c’est l’odeur de la lessive qui l’emportera : sa quantité d’eau est bien plus importante, et l’eau donne aux odeurs la force que le sel donne aux goûts. Pourtant, il suffit d’un son intempestif pour supplanter d’un coup toutes les odeurs : voilà qu’une mouche grésille dans l’air. J’espère qu’elle va retrouver la sortie toute seule, pas comme celle d’hier qui m’a obligée à me lever : j’ai dû frotter tout le carreau de haut en bas pour la faire passer par-dessous le cadre, et j’ai conservé longtemps sur la main une détestable odeur de détergent pour vitres. Décidément, je n’aime pas cette manière qu’ont les sons de s’imposer !
On sonne de nouveau à la porte. Cette fois, c’est pour moi, je le sens ! Je ne distingue pas les mots, mais j’entends le bourdonnement grave et doux d’une voix masculine, qui fait songer à une abeille se délectant d’un rayon de miel : c’est la voix de Patrice, mon meilleur ami, celui qui vient si souvent me faire la conversation. Ma mère lui répond de sa voix aiguë comme un couteau qu’on aiguise. Déjà, à mesure que les voix s’approchent à travers le couloir, je commence à sentir les odeurs : l’odeur d’intérieur de la femme de maison, l’odeur d’extérieur du visiteur.
Patrice me fait la bise tandis que ma mère se retire, puis il prend place sur une chaise à côté du fauteuil. Il ne se parfume pas, et j’apprécie particulièrement ce détail : ainsi je peux décrypter le message de son odeur naturelle. Il transporte sur ses habits un peu de pollen d’iris, c’est qu’il est venu par la rue qui mène à la place du village, dont un jardin est bordé d’une haie d’iris ; il a dans l’haleine une note de blé et de chocolat, c’est que le gourmand a fait une halte à la boulangerie de la place ; il a, collée sur les mains, un soupçon d’odeur fauve, c’est que le brave garçon a donné un bout de son pain au chocolat à un chien errant ; tout son corps enfin exhale des effluves de grand air, parce qu’il a dû parcourir une bonne distance à pied pour venir jusqu’à moi. Par-dessous ces éléments disparates, dont l’ensemble compose cette odeur d’extérieur qu’il apporte avec lui jusque dans ma chambre, je perçois l’odeur qui lui est propre, celle qu’aucune douche ne peut enlever – et elle est si agréable que je me sens bien. J’écoute à peine ce que Patrice me dit : sa voix grave et douce à la fois me fait oublier que je n’aime pas les sons ; je respire avec bonheur ce que l’odeur de Patrice exprime : une dentelle de tendresse brodée de mélancolie… Ne serait-ce pas ça qu’on appelle l’amour ?