D’autres voix prenaient parfois part au concert dont j’étais l’auditeur plus ou moins éveillé. Au début je n’y avais pas prêté attention, elles ne m’étaient pas familières et ne semblaient pas s’adresser directement à moi. Elles formaient comme un brouhaha lointain et sans intérêt. Pourtant un jour je compris qu’elles parlaient de moi et que « ma voix » les écoutaient et leur parlait aussi. Et je finis par capter quelques bribes parmi leurs murmures éloignés : « terrible accident », « coma profond », « amnésie », « perte des sensations ». Ces mots m’atteignaient mollement, leur sens n’était pas clair pour moi, mais je pressentais qu’ils dissimulaient quelque cruelle vérité que je n’avais pas envie de découvrir immédiatement. Je préférais me laisser envelopper par les caresses de la voix qui faisait remonter petit à petit en moi des souvenirs enfouis. Cette voix faisait partie de mon histoire, j’avais l’impression qu’elle avait toujours été à mes côtés.
M’assourdissant de musiques harmonieuses ou de bruissements indéfinis, le magnétophone de ma mémoire s’emballait, pris de soubresauts compulsifs et tenaces. Des paysages sonores m’envahissaient, dont je ne comprenais pas le sens. Un va et vient rythmé, s’amplifiant et diminuant, revenait de plus en plus souvent ; un grondement régulier et puissant, presque monotone dans ses alternances. J’avais dû l’entendre des milliers de fois, mais je n’arrivais pas à savoir ce que c’était. Tandis que je plongeais en moi-même pour retrouver les éléments manquants du puzzle, la voix me parlait tout en me caressant la main. Mais j’entendais toujours ce bruit enfler et diminuer, comme un bourdonnement continu dans mes oreilles et la même voix qui m’appelle, les mêmes caresses sur ma peau, accompagnées d’une sensation de chaleur intense. Enfin, après un long effort, je reconnus le refrain marin qui me trottait dans la tête. Je pouvais sentir la brûlure du soleil sur ma peau mouillée, le sable qui colle et s’insinue partout et cette voix qui m’appelait. Elle avait alors des intonations joyeuses et insouciantes, à présent disparues. J’étais sûr maintenant qu’elle avait fait partie de ma vie. De ma vie d’avant le néant. Elle me semblait si familière, comme si je l’avais toujours entendue. Avec cette façon si particulière de prononcer mon prénom, « Frédéric », en modulant chaque syllabe. Les souvenirs sonores d’un après-midi à la plage remontaient en moi. Les cris des mouettes, le grondement régulier de l’océan, des rires d‘enfants dans le lointain et cette voix toute proche, qui m’appelle en murmurant des mots tendres. La même voix qu’aujourd’hui, sans la tristesse. Qui est-elle ?