Insensé

Référence: 
B21
Remarque: 
L’ouïe peut même faire l’objet d’une torture délibérée, comme le rappelle le scripteur B21 dans l’histoire d’un otage au Liban.

Un bruit de pas. Des pas. On vient. Il doit être bientôt midi. Le ruissellement d’un trousseau de clefs. Le pêne qui gémit et les râles rouillés du verrou. La porte. On entre. Ils sont trois, droits dans des uniformes rêches, amidonnés. Le lourd tissu se plaint de chaque geste, s’essouffle quand ils se déplacent. L’un d’eux passe derrière moi et lie solidement mes mains. Ce n’est pas la première fois. Il tire fort sur mes bras. Ce n’est pas la dernière fois. Je n’ai rien dit. Ils ne comprennent donc pas ?! Je n’ai rien vu. Je ne sais rien.

On me met debout. On me pousse vers la porte. Il doit être bientôt midi. On me barre le passage. On m’arrête. On m’immobilise. On me met un bandeau sur les yeux. Je ne comprends pas. Ils n’avaient encore jamais fait cela : le bandeau. Le nœud est serré, le tissu tendu sur mes tempes. Il me fait presque mal mais je sais ce qui m’attend. Je sais que pour l’instant je n’ai pas mal. Je ne dirai rien, même si pour l’instant je n’ai pas mal. Je ne dirai rien, rien de plus que la dernière ou la première fois...

On me pousse en avant. Trois marches, comme il y a trois heures. Comme toutes les trois heures... Il doit être bientôt midi. Virage à droite. Quand s’ouvriront les portes du grand salon, la pendule sonnera. J’apprends violemment à ne plus aimer son chant vieillot et métallique, cette mélodie tellement british. Demi-marche à hauteur du mur de ma cellule. Il y aura sur le bureau le vieux magnétophone, un “clac”, un silence, un grésillement, puis : « On t’a vu ! Tu L’as vu ! Tu L’as dévisagé ! Insensé ! Honte à toi ! » Marche, encore. Je ferai non de la tête. Je balbutierai : « Non, je... » Sur la gauche, pavé descellé au repos mâte. Et on montera le volume : « On t'a vu ! Tu L'as vu ! Tu L'as dévisagé ! Insensé ! Honte à toi ! » On montera encore le volume. Parois rugueuses du couloir quand mes épaules les frôlent. On montera le volume. Jusqu’à ce que mes yeux pleurent. Marche. On montera le volume. Je bute sur une marche que j’avais oubliée. Non. On montera le volume. Non, décidément. On montera le volume. Non, cette marche... Et le magnétophone fusillera des mots incompréhensibles : « On t’a vu ! Tu L’as vu ! Tu L’as dévisagé ! Insensé ! Honte à toi ! »