Fragrances

Référence: 
B45
Remarque: 
L’olfaction reste parfois bienheureuse, même pour une personne voyante : c’est ce que montre le scripteur B45 en racontant par le nez la promotion d’un agent administratif.

Louis est heureux, aujourd’hui il découvre son nouveau bureau.

Il vient d’en franchir le seuil. De la pièce se dégage une atmosphère feutrée. Au sol, l’inévitable moquette atténue les bruits, assourdit les pas. L’air qu’il respire l’oppresse un peu. Des relents d’air confiné, un rien étouffants : une pièce étroite, le bureau reste celui d’un modeste chef. Mais Louis est satisfait, il n’en demandait pas tant. 

Sur le côté, de grandes armoires, l’odeur forte d’un robuste plastique. Modernes, fonctionnelles, même si leurs portes coulissantes ne chantent qu’une plate mélodie, le matin lorsqu’on les tire d’un geste sec, le soir quand les mains fatiguées les rassemblent pour la nuit. Dans leur ventre, l’odeur sèche du papier, des centaines de dossiers méthodiquement alignés dans leurs soufflets, à la manière d’un accordéon que Louis se plaît à manipuler en laissant courir ses doigts sur les rayonnages. Plus haut, sur les dernières étagères, les remugles ténus de vieilles boîtes en carton, celles qu’on n’ouvre plus mais qu’on n’ose pas jeter, au cas où. Sur un meuble bas, les senteurs acidulées du papier frais, une pile du quota judicieusement calculé que, dans l’entreprise, on attribue à un modeste chef. 

Le mur opposé, nu et lisse, distille de fines essences de peinture et de plâtre. Le bureau sent le propre, le bien nettoyé. Il ne reste plus rien d’ailleurs, observe Louis, des odeurs de l’homme qui m’a précédé. Comme s’il n’existait plus. Disparu alors qu’il est simplement monté de quelques étages. Il n’a pas laissé grand chose derrière lui. Le fruit de son travail dans un accordéon, mais sinon rien, pas la moindre poussière qui viendrait me chatouiller les papilles.

Louis s’est approché de la fenêtre. Il l’ouvre largement. Le feuillage des grands arbres de l’avenue lui apporte un air frais teinté d’une douce humidité. La rue gronde, mais Louis n’en a cure : malgré le vacarme de la circulation, il perçoit la trille d’un merle et le pépiement des moineaux qui s’ébattent sous les frondaisons.

Soudain, le téléphone sonne. Il se retourne vers sa table de travail, décroche. Sa nouvelle vie commence.